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Endless Space et pourquoi ne pouvons-nous pas avoir des jeux de stratégie anarchistes

Cet article est une traduction personnelle un peu à la truelle de celui de Margaret Killjoy sur The Anarcho-Geek Review (2017).

C’est le premier d’une série consacrée au game design. Il fait écho à certaines de mes réflexions sur la dimension politique du jeu vidéo – réflexions que j’exposerai succinctement en fin d’article – et à mes propres aspirations créatives.

Endless Space

Ce matin, j’ai conquise une galaxie entière en tant que race de robots spatiaux pacifistes, écologistes et anarchistes. J’ai remportée une victoire économique. Il y a probablement de l’ironie là-dedans.

Endless Space est un sacrément bon jeu. J’ai jouée à sa séquelle non-spatiale Endless Legend, et je pense que je préfère celui spatial. Je joue à des jeux de stratégie pour « me perdre » un à trois jours après trop de conneries comme le taf ou le monde qui part en sucette. C’est un jeu dit « 4X » pour eXploration, eXpansion, eXploitation et eXtermination. Basiquement, c’est un genre de jeu au tour par tour dans lequel vous construisez des bâtiments, recherchez des technologies, extrayez des ressources, colonisez du territoire, négociez des accords de commerce, et déclarez la guerre. Pas très anar dans l’esprit.

Alors pourquoi suis-je accro à ces trucs ?

J’ai jouée une race appelée les Automatons et bien sûr je les ai joués car l’un de leurs traits était « anarchistes ». Anarchiste, en tant que trait, signifie qu’ils ne sont pas bons pour empiler des tas de vaisseaux dans de grandes flottes coordonnées car ils ont moins de « points de commandement ». Je me suis mise sur la défensive pendant un moment, puis j’ai haussée les épaules et j’ai dite « Hé bien, peut-être, bien sûr ». Nous les anarchistes sommes plutôt bon·nes pour mobiliser de larges forces, mais moins bon·nes pour opérer sous les ordres d’un seul leader. Ce type de hiérarchie semble plus adapté pour le type de structure de commandement que ce genre de jeux impose.

Ce qui est exactement mon problème.

Par exemple : jouer une civilisation soi-disant pacifiste et devoir faire la guerre pour gagner.
J’aimerais jouer à un jeu de stratégie reflétant notre point de vue sur les plans tactiques, économiques et sociaux.
Mais non, on en revient toujours à être un tyran de l’espace.

Réflexion sur le médium. Limitations liées à la structure du jeu vidéo en solitaire : une seule voix qui commande = crée cette supposée tyrannie.
Conscience de la proposition, de la macro-structure du jeu de stratégie : commandement, prendre sa part dedans (même dans les jeux coopératifs).
Donc comme ça c’est acté, l’important ce sont les détails. Beaucoup de travail est fourni par les développeur·ses pour offrir une variété de factions jouables différemment. Ce serait quoi une faction anarchiste, une véritable faction anarchiste, alors ?

  • Au lieu de recruter les soldat·es avec des thunes ou de la production, utiliser la propagande ou, mieux, l’inspiration des batailles liées au front.
  • Au lieu d’envahir des factions extraterrestres, on fomente des révolutions en leur sein.
  • Quand elles foutent par-terre leurs oppresseurs, elles ne nous rejoignent pas littéralement mais deviennent autonomes, alliées potentielles.

Critique de l’URSS : au nom de « l’anti-impérialisme » et de « l’anti-capitalisme », création d’un puissant État impérial que des personnes plus intelligentes que moi ont décrites comme un « État capitaliste ».
Les Bolcheviques, après avoir assassinés les derniers des nôtres, n’ont rien changés à la nature profonde du jeu de stratégie des politiques mondiales. Ils l’ont juste rejoints comme une faction quelconque, rassemblant du territoire, des ressources, de la technologie et des thunes dans leur lutte pour l’hégémonie.

Une vraie révolution changerait entièrement les règles du jeu. Bien sûr, dans la vraie vie comme dans un jeu de stratégie spatiale, ce serait dans l’intérêt de toutes les autres factions de se liguer contre nous pour nous écraser. Mais l’anarchie – ou tout du moins l’idée de liberté telle qu’elle est conçue par la philosophie anar occidentale ou par d’autres traditions – ne peut pas vraiment être détruite.

Si nous avions des tactiques d’essaims au lieu de flottes ?

Si elles n’étaient pas régies par la discipline mais alimentées par la passion et la spontanéité du peuple autonome ?

Si un·e développeur·se de jeu vidéo m’engageait pour créer un jeu comme ça ? Je promets d’éviter de préconiser publiquement son piratage.

Et si plutôt, nous changions les règles sous-jacentes du vrai monde et reprenions le contrôle de nos propres vies pour créer une société libre ? Si nous faisions ça, imaginez tous les jeux vidéo incroyables que les gens feraient.
En attendant, je vais probablement acheter Endless Space 2. Il paraît qu’il est plutôt bien.

Endless Space 2 et tous les autres

Endless Space 2 est un sacrément bon jeu. Il dépasse en tous points le premier épisode et j’y retourne régulièrement deux ou trois jours avec plaisir, quand le monde extérieur m’emmerde ou que j’ai besoin de comprendre pourquoi ça ne va pas. C’est probablement mon 4X spatial préféré. Mais pas pour les raisons que l’on pourrait s’imaginer car, basiquement, il nous propose toujours la même popote que celle que Margaret Killjoy détaillait il y a cinq ans dans son article : explorer du vide, coloniser du plein, extraire plein plein. Et péter des gueules.

Non, ce qui me fait revenir dans Endless Space 2 c’est son ingénieux système de gestion de l’alignement idéologique de la population. Chaque unité de population de la galaxie – espèces mineures comprises – a une affinité idéologique, au nombre de six : industrialiste, scientifique, pacifiste, écologiste, religieuse ou militariste. C’est plus ou moins affirmé en fonction de l’espèce mais il y a une constante : la pop réagit à TOUTES les actions que l’on entreprend en jeu.

Envoyer un vaisseau d’exploration mater des anomalies sur un astéroïde : pouf, la science prend des points dans le système planétaire ; attaquer des pirates qui nous font chier avec leurs raids incessants : bam, les militaristes de la zone gagnent du soutien. Etc.
Et tous les 20 tours, il y a une élection, plus ou moins démocratique en fonction du régime en place dans votre empire galactique, avec des sondages pré-électoraux, de la dépense d’influence et un suspense insoutenable au moment des résultats. La composition du futur gouvernement s’en trouve potentiellement bouleversée et cela impacte les lois disponibles. J’adore.

J’adore mais, comme avec Thanos dans les films Marvel-Disney ou avec Bane dans The Dark Knight Rises de Christopher Nolan, ça fait pschiit avant de vraiment devenir intéressant. Un jeu tout entier basé sur et autour de ces mécaniques, délaissant les considérations hégémoniques de tyrans spatiaux excités, ce serait si fou. Ce jeu aurait pu à mes yeux devenir le premier 5X, pour eXercer (le pouvoir) par exemple, je ne sais pas. Un truc inédit, pour une fois.
Mais non, l’anarchie comme pensée politique est toujours visiblement incomprise par Amplitude, le studio français à l’origine du jeu (racheté par son éditeur Sega depuis). Comme dans la série des Civilization de Firaxis – le représentant historique du genre, elle est amalgamée au chaos et n’est réduite qu’à la période de troubles entre deux régimes gouvernementaux « stables ». A l’instar des exemples des deux « vilains » de cinéma cités plus haut, je ne peux m’empêcher de penser que les conditions de production capitalistes de ces œuvres anéantissent structurellement la possibilité d’en libérer le plein potentiel émancipateur. Nul…

Je prépare un prochain article plus détaillé sur Civilization et le genre du 4X. Et sur comment envisager de dépasser les limites idéologiques actuelles de ces jeux de grande stratégie, aussi populaires que frustrants.
En attendant, je retourne dans Humankind (le dernier-né de chez Amplitude) reboiser les hexagones de la centième planète que je colonise afin de lutter contre le réchauffement climatique des autres. Et je continue de rêver à un Ken Loach au pays des Avengers.